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“On a tous pensé que Talent.io deviendrait une licorne.”

Published

April 30, 2025

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Et puis non. Après la reprise à la barre du tribunal de commerce de Talent.io, Audrey Soussan - Partner de Ventech et investisseuse de la startup - et Jonathan Azoulay - CEO et fondateur de Talent.io - reviennent avec franchise sur cette histoire et partagent les enseignements tirés de cette aventure qui a longtemps été un succès de la French Tech.

1. It’s a Goddamn cycle.

Jonathan : “On a créé une startup qui n’était pas faite pour les cycles. C’est notre grosse erreur, car dans le recrutement, les cycles sont fréquents et violents. Maintenant, je comprends mieux pourquoi tous les grands groupes du secteur sont organisés d’une autre manière : très peu de fonctions supports, et les opérateurs ont un fixe faible et de grosses primes. Cela leur permet d’absorber les crises car les structures sont souples et s’allègent d’elles-mêmes. Avec Talent, nous avions fait l’inverse : en bonne startup qui n’avait connu que la croissance, et les financements aisés, nous avions répliqué un modèle SaaS avec des salaires élevés, des variables minimes et des fonctions supports massives.”  

Audrey : “Nous nous étions sûrement vu trop beau, puisque leader européen sur un marché en pleine croissance, et entouré de start-up américaines qui levaient des très gros tours comme Hired. Nos hypothèses de marché étaient bonnes en 2017, mais nous n’avons pas su les remettre en question. Les signaux faibles de retournement de marché étaient pourtant déjà bien là et visibles. Notamment car nos concurrents internationaux comme Hired, Vettery ou Honeypot avaient déjà mis la clé sous la porte ou étaient en mauvaise posture ces dernières années.”

2. Ne pas dépendre d’un péage (mais devenir LE péage ?)

Jonathan : “Quand nous avons créé Talent.io, il y a avait un éléphant dans la pièce : LinkedIn. Mais c’était notre allié, l'outil ami de tous les professionnels du secteur pour faire du sourcing. Nous lui avons tous donné beaucoup d’argent pour être visibles et petit à petit, le gentil éléphant s’est transformé en ogre. C’est devenu la base de données mondiale des talents. Avec l’IA, LinkedIn ajoute maintenant une couche de service ultra performant et capte une part de plus en plus grande du marché du recrutement. Nous les avons laissé grossir en étant consentant car ils étaient le péage incontournable pour accéder aux profils.” 

Audrey : “En tant qu’investisseuse, c’est un vrai enseignement. Doit-on continuer à financer des startups dont le destin est autant lié aux décisions d’un seul acteur hégémonique ? Il n’y a sûrement pas de réponse toute faite et chaque cas est différent. En tout cas, les entrepreneurs qui veulent créer LE péage ont plus que jamais mon attention. Dans le portfolio de Ventech, nous avons plusieurs startups comme Crossbeam ou Okapi Orbits, qui sont devenus les “péages” de leurs industries. Il n’y a pas de secret, quand elles y arrivent, cela devient de très belles aventures entrepreneuriales.”

3. It’s agility, stupid!

Audrey : “Nous le voyons bien à l’échelle de notre portfolio. La vie d’une startup est faite de succès et de remises en question. Believe, par exemple, s’est toujours réinventée depuis sa création en 2005, en faisant évoluer son modèle 3 ou 4 fois, pour devenir aujourd’hui la 4ème major mondiale derrière Warner et atteindre près d’1 milliard de revenus! Dans le cas de Talent, dès le début, on savait qu’un jour (mais quand ?), des outils coderaient à la place des gens. Pourtant, on a refusé de voir l’évidence et on n’a pas assez changé la vision et le modèle.”

Jonathan : “Nous sommes restés focus sur ce que l’on faisait de très bien : fournir des profils Tech aux startups. Le marché était en pleine croissance, il y avait encore de la place à prendre et on voyait bien tout ce que l’on pouvait encore optimiser pour rendre le modèle toujours plus performant. Nous aurions pourtant dû lever le nez et regarder comment évoluait notre marché, avec notamment l’avènement du no-code que l’on avait identifié comme une menace, mais pas aussi imminente. L’arrivée de l’IA a drastiquement fait baisser le coût de la ligne de code. En parallèle, le prix de la donnée s’est envolé.”

4. L’instinct avant tout.

Audrey : “J’ai vu ce moment où vous avez commencé à prendre des décisions uniquement motivées par la data. L’instinct avait disparu de votre manière de penser et de travailler. C’est difficile d’évaluer la part de cela dans la fin de l’histoire mais il est possible que cela vous ait coûté en agilité. En prenant du recul, je me rends compte que les grandes histoires entrepreneuriales sont toujours un mélange de rationalité et d’instinct. Vestiaire Collective par exemple, n’aurait sans doute pas gagné la confiance de ses utilisateurs et forgé sa réputation actuelle sans contrôler et certifier tous les produits vendus sur sa plateforme pendant plusieurs années. 

Jonathan : “C’est vrai qu’on s’est mis à sur-rationaliser à partir du moment où on a commencé à avoir assez de data pour le faire ! Je suis quelqu’un de très instinctif et je me suis peut-être un peu perdu et coupé de mes forces à ce moment-là. J’ai par exemple un regret - j’aurais dû m'écouter ! - : en 2020, au sommet de notre gloire, au lieu de vouloir toujours plus augmenter notre rétention et notre profitabilité (ce que font toutes les scale up), on aurait dû au contraire rendre notre service accessible à tous, en gardant un oeil averti sur la qualité de l'expérience que l'on délivrait. C'est l'objectif ultime des vrais révolutionnaires, mais souvent contre intuitif quand on a un P&L à gérer.” 

5. Toujours être humble et aux aguets

Jonathan : “On a beau être en pleine croissance, être sur un marché porteur, tout reste fragile. Le produit, l’équipe, le board, tout est toujours en mouvement. On a pas imaginé que les cycles étaient aussi pour nous … Peut-être tout simplement parce que j’en avais jamais connu. Maintenant je sais que même quand on est en très forte croissance, il faut avoir la responsabilité et l’humilité de savoir quelle doit être notre position idéale pour enjamber les crises. Car, tôt ou tard, elles arrivent. Talent, c’est une très belle histoire mais nous avions un modèle hybride, entre startup et agence, et cela nous aura été fatal.”

Audrey : “Pendant longtemps, Talent était un porte drapeau de mon portfolio. Avec sa croissance saine et rentable, je me disais que la startup vaudrait un jour 1 milliard. La fin de cette histoire est pour moi un bon rappel que nous faisons un métier risqué dont les hypothèses doivent être en permanence ré-évaluées.”